Secrets d’indifférence, épisode 6 | Imaginaire et le décor
C’est la chronique d’une catastrophe annoncée que je vous fais aujourd’hui. Secrets d’indifférence est une série consacrée à la découverte de ces sujets pour lesquels notre absence d’attention et notre inertie conduisent à une catastrophe annoncée et en marche.
Aujourd’hui, je vous invite à vous interroger sur ce qui fait que nous acceptons l’inacceptable, la destruction des écosystèmes marins. Le monde sous-marin échappe à nos yeux. Sous la peau de l’océan, il est peu familier. Peu d’entre nous ont eu le privilège de plonger et de passer du temps à côtoyer les mondes sous-marins, les espèces sauvages et libres qui y vivent, et loin des yeux, loin du cœur. Mais ce n’est pas tout.
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Un monde qui nous échappe
Nous sommes focalisés sur ce que nos sens nous apprennent et ne comprenons en rien les sensibilités développées par toutes ces espèces marines. Sensibilité au champ électrique, magnétique, écholocalisation, vocalise complexe, déplacement en trois dimensions, gestion de la pression en profondeur, symbiose à un probable animal végétal ou par association entre espèces totalement différentes. Ces univers-là, nous ne les connaissons que parce que nous en dit la science.
Mais nous ne les expérimentons pas, nous ne les intégrons pas dans nos schémas de pensée. Bref, nous sommes sourds, aveugles, et étrangement, nous vivons comme si nous étions seuls au monde. Nous, Sapiens, faisons très peu d’efforts pour savoir comment le réel s’offre aux animaux marins, comment ils s’en imprègnent, comment ils les traversent, de quoi est fait leur monde.
Un imaginaire à déconstruire
Et pire encore, nous virtualisons les espèces au travers de ce que nous en disent les médias, au travers des écrans qui nous donnent une image tronquée, terrifiante ou merveilleuse, le tout dans un décorum qui crée des fantasmes et des imaginaires. Ah, cet imaginaire fallacieux, hérité de génération en génération et auquel on se fie, mais qui tue ou qui nous excuse de notre violence ou de notre indifférence face à ceux qui sont différents de nous. L’imaginaire, il est convoqué dès l’enfance par la peur du loup, dès le petit chaperon rouge ou les trois petits cochons, et un peu plus tard au cinéma par de terrifiantes dents de la mer qui ont ostracisé les requins depuis un demi-siècle. Et on trouvera de même des histoires invraisemblables à propos de ceux que nous considérons comme nuisibles, dangereux ou inutiles comme par exemple renards, fouines, sangliers, vautours, incriminés de tous nos maux. L’imaginaire, il est aussi convoqué positivement dans les documentaires merveilleux, plein de couleurs, qui font la part belle au décor de rêve. Côtes ou plages sublimes, toujours les mêmes, font sous-marins d’aquariums multicolores ou animaux magnifiés tels le dauphin apprécié pour son sourire constant ou le poisson-clown dont l’appellation à elle seule lui attire un capital de sympathie. Ces imaginaires construits autour de l’image, d’une histoire, invitent à considérer le milieu marin comme un décor plutôt qu’un lieu de vie, une zone de loisirs ou de danger plutôt que l’habitat de non-humains. Inconsciemment, nous avons tous enregistré ces exigences culturelles qui font que même le plongeur le plus aguerri peut être anxieux face à un requin ou s’extasier face à un récif de corail sans même entrevoir le monde vivant marin.
Défendre le vivant
Car les extraterrestres sont d’abord en mer, pas besoin de fusée pour aller chercher des créatures vertes avec des antennes.
L’océan regorge d’espèces captivantes, vivantes, nombreuses, étonnantes, de toute couleur, de toute forme de vie, des êtres planctoniques jusqu’aux cétacés. Notre inconscience, notre paresse émotionnelle, nos facilités de vivre hors-sol nous ont fait oublier la connexion spirituelle et physique profonde que nous avions avec le vivant, avec le sauvage qui quelque part nous fascine. Et nous devrions les défendre. Car, pour reprendre des citations de Baptiste Morizot :
Le sauvage défendu, c’est le vivant avec qui nous partageons une ascendance et un destin commun. Car nous sommes aussi le vivant qui se défend, il n’y a pas les humains ou la nature. Défendre la nature contre l’homme, le sauvage défendu, ce n’est pas contre l’homme ou contre l’artificiel ou le domestique, c’est pour le vivant.
Sortons de l’inconscience collective
Les dynamiques sauvages sont plus anciennes que nous et nous fondent. Le dualisme nature-culture valorise ou l’un ou l’autre, conduisant à des formes humaines de destruction qui au final, en boomerang, nous impactent. Et comme l’écrit toujours Baptiste Morizot :
Ce ne sont pas les humains en général qui détruisent le vivant, c’est le mélange d’extractivisme, de productivisme, de culte de la croissance, de dévaluation du vivant, du fantasme du progrès technoscientifique qui nous a donné notre capacité sans précédent de destruction du vivant. C’est le fait d’ailleurs d’une frange tardive de l’humanité. Sur 300 000 ans, elle est minoritaire, peu représentative, occidentale, qui n’est en rien le destin de l’humanité entière. Le développement, projet de prospérité, de réussite et de liberté, est désormais destructeur pour tout le monde. Or il existe d’autres trajectoires et des bifurcations sont toujours possibles. Tout aurait pu tourner autrement et le peut encore.
Il est temps de sortir de l’inconscience de nos comportements pour laisser une place aux populations non-humaines, pour vivre en paix, dans un monde sans agression constante, aux conséquences irréversibles pour tout le vivant certes, mais d’abord pour nous, Homo sapiens, dont la qualification est usurpée, la sagesse nous faisant grand défaut.