Secrets d’indifférence, épisode 1 | Dans les fonds
C’est la chronique d’une catastrophe annoncée que je vous fais aujourd’hui. Secrets d’indifférence est une série consacrée à la découverte de ces sujets pour lesquels notre absence d’attention et notre inertie conduisent à une catastrophe annoncée et en marche.
La catastrophe, c’est celle de la destruction des fonds marins que l’on s’apprête à exploiter comme des mines. Il y a longtemps que les États lorgnent sur les fonds marins situés à haute mer, car ceux-ci constituent des stocks de métaux, notamment sous forme de nodules polymétalliques, c’est-à-dire des concrétions rocheuses formées au fond des océans et qu’il serait possible de collecter.
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Techniques d’extraction
Pourquoi cela n’a-t-il pas eu lieu jusqu’à présent ? Car le jeu n’en valait pas encore la chandelle, les techniques étaient encore trop coûteuses par rapport au coût des métaux récoltés. Mais la situation est en train de changer et chaque État s’y prépare activement. Côté fonds marins, la collecte de ces nodules nécessite d’utiliser des engins qui vont labourer le sol sous-marin et entraîner la destruction de celui-ci. Imaginez donc un énorme engin de travaux publics, type scraper à chenilles, de 25 tonnes, qui se promène sur un fond sableux ou rocheux en raclant le fond, augmentation de la turbidité, atteinte à la croûte supérieure du fond marin, destruction de toute forme de vie sur plusieurs dizaines de centimètres, bref, un désastre écologique sur des milliers de kilomètres carrés.
Législation des fonds marins
Jusqu’à présent, on nous a juré que l’on ne ferait que de l’exploration mais pas d’exploitation, notamment notre champion français de l’écologie qui a chargé son Premier ministre Jean Castex en 2021 de doter la France d’une stratégie d’exploration et d’exploitation des ressources minérales dans les grands fonds marins pour les dix prochaines années. Côté accord d’exploitation ou d’exploration, c’est la Haute Autorité pour les Fonds marins, organisme onusien, qui fait la loi car les fonds marins en haute mer sont considérés comme un patrimoine commun mondial géré en Jamaïque, loin des yeux, loin du cœur, et pour le moins opaque quant aux tractations qui s’y déroulent. Soyons très discrets. Et la route de l’Eldorado s’ouvre. Exemple, à l’automne 2022, une filiale de la société canadienne “The Metals Company”, spécialisée dans l’extraction de minéraux océaniques, a reçu une autorisation pour pratiquer la collecte de 3600 tonnes de minerais en un trimestre, à titre de test, quelque part très loin de vos yeux, au large de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Disons-le net, les dés sont jetés.
La discrétion crée l’indifférence
Comment fait-on pour faire passer ces mesures qui sont destructrices à moyen terme pour un gain immédiat ? Eh bien, on joue sur notre indifférence. Tout d’abord, loin des yeux, loin du cœur, en toute discrétion. Où sont ces mines à fonds marins ouverts ? Loin, très loin, dès lors, on peut bien le dire, on s’en fout. Qui connaît les fonds marins non accessibles aux communs des mortels ? Qui les a seulement vus, ces étendues sous-marines ? Qui est en mesure d’apprécier l’étendue immense des dégâts qui seront faits ? Et en conséquence, qui réclamera au nom de l’océan du vivant de l’humanité et qui plus est, avec une autorité internationale, un arrêt de ses pratiques alors que l’océan n’a ni personnalité morale ni personnalité juridique ? Le gâteau de ces étendues sous-marines est jalousement partagé entre États pour une exploitation où on se regarde en chien de faïence, prêt à bondir afin de prendre l’avantage sur les autres.
La communication est la clé
La gestion des fonds marins en tant que patrimoine mondial est tout sauf de la gestion des biens communs au sens d’Elinor Ostrom, prix Nobel, qui a conceptualisé un outil essentiel pour une société écologique, les communs. Elle montre que si les acteurs communiquent, échangent, délibèrent, ils finissent par trouver la bonne décision pour ne pas épuiser les ressources en accès libre. Sans aucune délibération, on entre dans une tragédie, celle de la libre ouverture avec la tentation pour chacun de tirer le maximum aux dépens des concurrents, conduisant à une surexploitation inéluctable jusqu’à total épuisement. Dans notre cas, au préalable même à toute exploitation, raisonnée ou pas, se pose la question, escamotée bien sûr, de savoir si l’on peut ou pas exploiter une ressource, sachant que les nodules polymétalliques, une fois collectés au prix de méthodes délétères, ne se régénéreront pas.
Remettons en question la nécessité de cette exploitation
Sommes-nous obligés de tout exploiter, de tout transformer pour satisfaire des besoins liés à notre technologie gourmande et sans fin ? On nous explique, avec une assurance toute positive – la technologie va vous apporter des solutions – que l’exploitation sous-marine, c’est plus propre que sur Terre, et que chaque nodule est une batterie électrique en devenir indispensable à nos voitures. Pour cela, je vous conseille d’ailleurs de consulter le site metals.co, vous serez surpris de la sémantique qui est utilisée. Et avant toute exploitation juteuse, on exploite d’abord notre indifférence à l’égard du vivant qui nous entoure, mais aussi l’absence de communication, d’information, de débat, d’organisation face aux forces d’exploitation. Car oui, face au bien commun du vivant auquel nous devons laisser de la place, notre indifférence est un danger commun de l’humanité, insidieusement mais sûrement. Rappelons la formule de Bruno Latour, que je cite ici et auquel je rends hommage, “La Terre est un ensemble d’êtres vivants et de matières qui se sont fabriquées ensemble, qui ne peuvent vivre séparément, et dont l’homme ne saurait s’extraire.”