Lettre ouverte à nos frères humains – par François SARANO
“Lettre ouverte à nos frères humains” : c’est le texte de l’allocution de François SARANO, lors de l’ouverture de la 9ème rencontre des parties de l’Accord PELAGOS le 25 Janvier dernier.
Un texte passionnant et passionné qui ne peut pas vous laisser de marbre…
Allocution Pélagos – 25 janvier 2024 – Hôtel de Ville de Nice
Lettre ouverte à nos frères humains
Monsieur l’Ambassadeur, Monsieur le Préfet Maritime, Mesdames et Messieurs les ministres et représentants de l’Italie, de la principauté de Monaco et de la France, Mesdames et Messieurs,
C’est un honneur et une vraie joie d’être parmi vous pour cette 9ème Réunion des parties de l’Accord Pélagos. Mais quelle légitimité ai-je pour me retrouver à cette tribune, alors que vous, et vos équipes, travaillez à mettre en œuvre cet accord Pélagos depuis plus de 20 ans ?
Peut-être pensez-vous que côtoyer les cétacés chez eux, dans l’eau, depuis 40 ans est suffisant pour les comprendre ? Détrompez-vous, cela me plonge dans un vertigineux abîme de questionnements, tant ce que je vis souligne l’originalité de chaque rencontre et la singularité de chaque individu.
Peut-être pensez-vous que les études éthologiques, génétiques, acoustiques que notre association Longitude 181 mène avec nos partenaires du CNRS de l’université de Toulon, permettent d’exprimer les besoins de nos cousins cétacés ? … Loin de là, elles donnent le vertige. En mettant en lumière la diversité et la complexité des groupes sociaux, elles font émerger une diversité de besoins insoupçonnée lorsque l’on regarde de loin « le monde des cétacés ».
Malgré tout, je vais tenter, humblement, d’être leur truchement et de porter leur voix. Je vais tenter, à l’égal d’un thérianthrope, de me glisser dans la peau d’un cachalot… dans la peau de « Farouche », c’est ainsi que nous avons baptisé un jeune cachalot mâle subadulte qui séjourne régulièrement à quelques milles d’ici, au sud de Nice, dans le canyon du Var.
J’aime à penser que, s’il pouvait parler, il nous dirait ceci en substance :
Chers Coloca-Terre humains,
Vous nous avez consacré un Sanctuaire et nous vous en remercions infiniment.
Si nous nous référons à vos dictionnaires, « le Sanctuaire est le lieu le plus sacré. Tous ceux qui s’y réfugient doivent y être en sécurité, protégés de toutes agressions ».
Pourtant, plus de 10 % d’entre nous, baleines, cachalots, sommes profondément entaillés par le tranchant des hélices de vos navires ou déformés par les collisions que nous n’avons pu éviter alors que nous dormons en surface ou que nous venons y respirer. Et encore, nous sommes les survivants… je ne parle pas de nos frères dont les cadavres éventrés ont sombré sans être vus.
Dans « notre » sanctuaire, les collisions avec vos navires sont la première cause de mortalité non naturelle.
Chaque année, le nombre de bateaux augmente, leur vitesse s’accroît, le vacarme des moteurs perturbe profondément notre vie, nous qui avons besoin de silence pour nous orienter et chasser dans la nuit des profondeurs.
Comment faire pour que ce Sanctuaire soit un vrai refuge ?
Et pas seulement en surface, mais dans toute l’épaisseur liquide, jusqu’au fond…
Car Pélagos ne se résume pas à la peau de la mer que vous sillonnez à toute vitesse, sans aucun égard pour nous. Ce n’est pas non plus une vaste piscine dans laquelle nous évoluons, c’est un monde vivant, complexe, forgé par les interdépendances que chacun d’entre nous tisse avec tous les autres organismes vivants.
Nous, les cétacés, ne sommes pas une collection d’espèces juxtaposées les unes aux autres et dont il suffirait de conserver quelques représentants pour assurer la bonne marche de nos sociétés. Nous sommes les relations, les interdépendances qui nous lient chacun à tous les autres vivants. Ce sont ces liens qui sont importants. Ce sont eux qui tissent ce que vous appelez la toile du vivant, qui font sa résilience aux changements… changements climatiques, par exemple, qui affectent si durement notre Méditerranée jusque dans ses eaux profondes.
Chaque espèce, krill, calmars, myctophidés, le moindre organisme planctonique, nous est essentielle. On ne peut effacer une espèce, sans affecter toutes les autres et chacun d’entre nous, sans détricoter la toile du vivant dont vous-mêmes, humains, faites partie.
Nous et vous avons co-évolué. Nous nous sommes construits ensemble. Nous sommes intimement, inextricablement, liés, pour toujours. Nous ne survivrons que si les Autres survivent. Nous ne vivrons qu’ensemble.
Que dire que vous ne sachiez déjà ? Quels souhaits formuler que vous n’avez déjà reçus ?
- Réduire la vitesse de vos navires en dessous de 10 nœuds. A cette vitesse, nous avons une chance d’anticiper les chocs. Que cette réduction soit obligatoire, au moins dans les zones que nous affectionnons particulièrement, par exemple : le canyon du Var et, plus justement, une bande de 15 milles de large devant Nice, Monaco, Hyères…
- Disposer un réseau des bouées acoustiques, de type Bombyx, qui perçoivent et signalent notre présence pour que vos navires ralentissent volontairement dans les autres zones. Encore faut-il que les navigateurs connaissent l’existence du sanctuaire, tant d’entre eux l’ignorent encore.
- Il faut donc inlassablement faire savoir à tous les usagers de la mer, tous les navigateurs, que vous nous avez consacré un sanctuaire. Il faut que ses frontières apparaissent sur tous vos logiciels de navigation, toutes les cartes du Shom…
- Il faut conduire une véritable recherche pour diminuer l’impact des « sirènes » insupportables de vos sous-marins et chasseurs de sous-marins.
Et puis, pour penser l’avenir incertain, tant votre gourmandise de ressources paraît sans limite, peut-être faudrait-il préventivement :
- Interdire l’exploitation de notre nourriture, krill, calmars, myctophidés…, à laquelle vous ne vous intéressez pas aujourd’hui, mais sait-on jamais…. la demande forcenée de protéines pour vos poissons d’élevage.
- Bannir l’exploration minière et la recherche pétrolière dont les pétarades nous assourdissent aussi sûrement que des bombes. Interdire toute extraction minière, pétrolière, gazière au sein de ce sanctuaire.
Mais toutes ces mesures techniques, somme toute simples à prendre, ne feront que limiter les dégâts causés par votre accaparement du monde marin.
La situation ne s’améliorera pas tant que nous, les cétacés, et les autres créatures, restons des « valeurs d’ajustement », des ressources à protéger quand on le peut, un décor à préserver s’il ne fait pas obstacle à l’exploitation …
Tout cela ne servira à rien, tant que vous nous verrez comme des « services écosystémiques », des objets d’étude, ou de divertissements asservis à vos caprices ; tant que vous nous considérerez comme des encombrants qui contraignent la croissance de vos profits.
Tout cela sera vain tant qu’il n’y aura pas un changement de paradigme ; tant que vous ne nous considérerez pas comme des partenaires de vie commune ; tant que vous n’aurez pas de considération pour nous, pour nous tous, pas seulement nous les cétacés, mais également, les puffins, les poissons volants, les rouffes, les holothuries, l’étoile de mer… Tant que vous n’aurez pas d’égard pour chacun de nous au singulier. Oui au singulier : chaque vivant qui peuple cette planète.
Tout cela ne servira à rien, si vous n’intégrez pas nos voix, nos besoins, dans vos délibérations, comme vous le faites entre partenaires humains, afin que nous puissions tisser, comme le défend magnifiquement le philosophe Baptiste Morizot, des nouveaux Egards Ajustés. Alors seulement, les décisions qui concernent Pélagos, la Méditerranée, l’océan, notre patrimoine commun, à vous les humains et à nous les non-humains, seront enfin prises en co-gestion !
Alors demain, vous décideurs humains, représentant l’Italie, la Principauté de Monaco, la France pourrez-vous enorgueillir d’avoir offert à nos générations futures et à vos enfants un lieu de paix, rare sur Terre, un modèle de réconciliation entre nous, représentants de la vie sauvage, et vous, les humains.
François Sarano
25 janvier 2024 – 9ème Cop Pélagos
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